Nous avons envie de parler de Borges depuis très longtemps, mais la complexité et la richesse de son œuvre a à chaque fois repoussé le moment de s’y atteler. Ecrivain hors du commun, Jorge Luis Borges (1899-1986) est l’emblème de la littérature argentine; reconnu comme l’un des pionniers du
« réalisme magique » comme courrant littéraire, il défendait une littérature qui ne se limite pas à calquer le monde ennuyeux dans lequel on vit, mais qui devient fiction.
Le moment de parler de lui est finalement arrivé. L’exposition qui a lieu à Paris depuis début septembre à la Maison de l’Amérique Latine, est l’occasion tant attendue pour plonger dans quelques lignes l’univers d’idées liées au nom de cet écrivain.
Les Argentins en général, nous avons “peur de Borges” , cela fait partie de notre désir et à la fois de notre crainte de pénétrer dans une prose profonde et complexe mais qui décrit comme personne l’âme du « portègne », révélant ainsi l’identité de l’habitant de Buenos Aires. C’est peut être l’angoisse que nous ressentons de ne pas décevoir cet exemple d’esprit exquis que notre écrivain à montré de l’Argentine. “Il y a un avant et un après Borges en littérature”, une phrase qu’on entend souvent dans les milieux littéraires ; mais comment surmonter cette pression intellectuelle?.
Et voilà l’exposition. Elle est un soulagement à cette angoisse d’aborder l’écrivain, car elle dévoile sa partie la plus humaine : sa passion pour les voyages et l’amour envers celle qui l’a accompagné dans beaucoup de coins de la planète et qui est devenu sa femme peu de temps avant sa mort.
« … Au cours agréable de notre séjour sur la terre, María Kodama et moi avons parcouru et fait nos délices de bien des pays, qui ont donné lieu à bien des photographies et à bien des textes. »[1]C’est avec ces mots du prologue de l’
“Atlas” de l’écrivain, que l’exposition
L’Atlas de Borges commence, pour plonger le visiteur dans un voyage à travers les villes du monde à l’aide de photos et de textes.
Les photos prises par Maria Kodama sont accompagnées des textes de l’écrivain. Union curieuse de l’image et la parole, comme si l’image ne se suffisait pas à elle même, la littérature vient compléter cet univers magique que l’image parfois ne peut pas décrire, pour sauver l’ennui de réel. Résultat de la fusion qui existait entre ces deux êtres et qui arrive à faire surgir la magie de chaque endroit. Le regard de l’un et la pensée de l’autre, regard et pensée fusionnés dans la particularité portée à chaque lieu.
Ainsi un fleuve de pensées confluent pour donner, par exemple, une description sur une ville comme Genève, où la pensée de l’écrivain s’immisce dans les aspects les plus intimes de la ville, afin de saisir son esprit, son essence, sa simple raison d’exister en tant que telle:
“ A la différence des autres villes, Genève est sans emphase. Paris n’ignore pas qu’il est Paris, Londres la bienséante sait qu’elle est Londres, Genève sait à peine qu’elle est Genève. Les grandes ombres de Calvin, de Rousseau, d’Amiel et de Ferdinand Hodler sont là mais personne n’en parle au voyageur.”[2]Les textes de l’
« Atlas » nous démontrent qu’ il a regardé, considéré chaque endroit où il a voyagé comme une entité qui parle par elle-même. Son regard d’écrivain s’est posé sur les détails les plus inaperçus de ces endroits, non pas tant du côté esthétique, ce qui intéressait plutôt Borges c’était “la raison d’être”:
“Dans toutes les villes il y a des fontaines mais leur raison d’être sont très diverses. Dans les pays arabes elles répondent à une vieille nostalgie des déserts, où l’on sait que les poètes chantaient la citerne et l’oasis. En Italie, elles semblent satisfaire à ce désir de beauté propre à l’âme italienne”[3]Ainsi par les textes présentés dans l’exposition, on comprend que la complexité dans la lecture de l’œuvre de Borges ne vient pas de la complication des sujets, mais de sa particularité à regarder ce qui a de plus simple et de pénétrer dans l’essence même de chaque chose. La superficialité, ce que le regard distrait peut repérer, ne lui intéresse pas; ce qu’il veut s’approprier c’est l’intime, le profond, ce sur quoi le regard curieux n’a pas peur de s’attarder.
Tout à coup, cette peur d’aborder l’écrivain disparaît, l’intellectuel nous devient homme, homme sur terre qui ne craint pas à la découvrir.
[1] Jorge Luis Borges, Prologue au livre Atlas.
[2] Jorge Luis Borges, Atlas “Genève”.
[3] Jorge Luis Borges, Atlas “Les fontaines”.