21 mars 2007

L’ Argentine et la France: une relation bizarre

Avec tous ces numéros de La Pause on a vu et constaté qu’ il y a beaucoup de rapports entre la France et l’ Argentine, mais quand on regarde le dernier coup d’état militaire en Argentine, on trouve des relations obscures et en même temps des événements très satisfaisants entre ces deux pays.
Ce mois-ci, c’ est le 31 anniversaire du Coup d’Etat et on voudrait montrer les deux côtes de la médaille représentant les rapports entre les deux pays à cette époque :
D’un côté, des militaires avec leurs méthodes de torture et d’un autre côté des organisations sociales avec leurs actes solidaires...
On vous laisse donc un numéro consacré à la dictature militaire en Argentine, pour connaître ce qui s’est passé pendant ces années dures dans ce pays et pour voir quel a été le rôle joué par la France.
Une seule chose reste à répéter encore une fois: NUNCA MAS (Plus jamais)

Le mauvais côte: les militaires «L’ordre de bataille de mars 1976 est une copie de la bataille d’Algérie»

Il est connu que les militaires argentins ont bénéficié du soutient militaire et financier des Etats-Unis lors de la dictature commencée en 1976, mais le rôle français dans sa genèse est pourtant beaucoup moins connu.
Dotée d’une nouvelle doctrine militaire, née lors de la « guerre révolutionnaire », la France n’hésitera pas à exporter ses techniques principalement en Amérique latine, puis malgré les réticences, aux Etats-Unis.
Pendant les guerres de colonisation, il surgit une nouvelle notion d’ennemi : il « est partout et nulle part à la fois » ; il n’ est plus seulement le combattant mais désormais il peut être n’importe qui. Avec cette conception de « l’ennemi intérieur », l’armée française développera ce qui a été connu comme la « doctrine française » dont les principaux éléments de guerre antisubversive sont la torture et la disparition des gens.
C’est lors de la bataille d’Alger (1957) que la torture est conceptualisée en tant que méthode de guerre et légitimée par son efficacité: elle permet d’obtenir dans un délai court des renseignements pouvant sauver des vies. Elle n’est pas une dérive, mais un outil de la guerre antisubversive, inhérent au renseignement.
Une nouvelle arme de la guerre contre-révolutionnaire apparaît aussi lors de cette bataille : la dissimulation massive de cadavres, les « disparus ».
En Argentine - selon les confessions du général Díaz Bessone - la « disparition » sera entre autres un moyen de se débarrasser des personnes sans s’attirer les foudres de la communauté .
Cette guerre révolutionnaire légitime de fait la dictature militaire : tout acte peut être considéré comme « subversif », le terroriste n’est pas seulement celui qui a une bombe, mais également celui qui propage des idées contraires à « la civilisation occidentale et chrétienne » L’armée qui ne tolère aucune contestation se comporte comme une force d’occupation dans son propre pays, dont les victimes sont ses propres concitoyens. Pire, pour le général Ibérico Saint-Jean, 3e corps d’armées d’Argentine (1977), doivent être tués « tous les subversifs, ensuite les collaborateurs et les sympathisants, puis les indifférents, et finalement, tous les indécis ».
Fin 1958, le ministère français de la Défense approuve un séjour en France, Europe et Afrique pour soixante officiers de l’Ecole supérieure de guerre argentine. Le colonel Carlos Rosas facilitera la greffe de la doctrine française en Argentine. Elève de l’ESG de 1953 à 1955, il devient sous-directeur de l’Ecole Supérieure de Guerre de Buenos Aires où il convaincra la direction de créer un cycle d’études baptisé « La guerre révolutionnaire communiste », et d’envoyer des officiers se former à Paris. En 1959, un accord secret entre les gouvernements français et argentin (signé en février 1960) prévoit la création d’une « mission permanente d’assesseurs militaires français » en Argentine. Cette mission perdurera jusqu’à la fin des années 1970.
Exportant la notion d’ennemi intérieur, les assesseurs français n’auront alors de cesse de répéter à leurs homologues argentins, à longueur de conférences, articles et exercices d’entraînement, que le communisme (et par extension le péronisme ) sont le mal absolu, que pour venir à bout de la subversion le champ de bataille est le territoire argentin lui-même et que pour sauvegarder les valeurs chrétiennes de la civilisation occidentale il faut détruire l’homme lui-même.

Le bon côté: un pays pour s’exiler et pour s’exprimer. «Exilés pour écrire»


La conséquence de la nouvelle forme de vie instaurée en Argentine, après le coup d’état militaire et de la persistante persécution des gens, a été l’exil vers l’étranger. Il y avait beaucoup de destinations et la France a été l’un des pays les plus choisi. Pendant leurs exils parisiens, beaucoup d’Argentins ont créé des organisations avec différentes sociétés de publications. Leur principal objectif était de dénoncer les aberrations qui se passaient en Argentine par rapport aux droits de l’Homme et d’y sensibiliser tous ceux qui n’étaient pas involucrés, afin d’obtenir la solidarité avec le peuple argentin.
Parmi elles on trouve le CAIS, créé en octobre 1975 et composé par des membres de Montoneros, des ERP et des groupes de la gauche trotskiste et d’autres indépendants. Ses publications ont été, entre autres, le Bulletin d’information (en français, 1976-1977), ensuite El Canillita et Informaciones de la Argentina (en espagnol, 1978-1979).
On trouve aussi la CADHU, avec son Bulletin (en version française et espagnole, sortant tous les deux mois , 1977-1983); et le CO.SO.FAM dont son Bulletin était mensuel.
Il y a eu aussi des sollicitations payées, comme a été le cas de Le Monde, que l’on peut voir dans les dates suivantes: 24/10/76 ; 27/28/3/77 ; 11/79 ; 15/6/81 ; 1/6/81 ; 21/4/82 ; 16/5/82.
Un cas que l’on voudrait retenir est celui de l’écrivain Osvaldo Soriano, qui après avoir passé quelques jours à Bruxelles, arrive à Paris pour continuer son exil. Il est toujours en contact avec Osvaldo Bayer, exilé en Allemagne, et commence à fréquenter Julio Cortázar, qui habitait déjà à Paris. Les trois intellectuels vont publier «Sin Censura», la revue de l’exil argentin apparue à Paris. Carlos Gabetta et Jorge Lofredo vont collaborer eux aussi à cette revue.
«Je me rappelle toujours de cette publication comme un orgueil des exilés qui ne se sont pas rendus mais qui ont mis leur grain de sable pour l’éclaircissement des crimes de la brutale dictature militaire.» Raconte Soriano.
«N’arrêtes pas d’écrire pour rien au monde, rappelle-toi que c’est tout ce qu’on peut faire en ce moment, laisser des papiers encrés à propos de certaines choses que nous sentons ou voyons. Je ne crois pas qu’un écrivain soit très important dans ces temps-là, mais il ne faut pas non plus réduire la valeur qu’un témoignage peu avoir dans le futur.» Ecrivait Soriano à Bayer dans ses Lettres d’exil.
La plupart de ces intellectuels sont restés en vie grâce à l’exil, mais d’autres ont été enlevés et disparus en Argentine pendant ces années noires. Rodolfo Walsh par exemple éditait clandestinement en Argentine pour dénoncer les faits de la dictature: «La Carta abierta a la junta militar» et «La agencia clandestina de Noticias» sont quelques-uns de ses écrits à lui.
Mais il n’y avait pas que les Argentins qui s’occupaient de dénoncer, le rôle de certains intellectuels français a été présent aussi contre la dictature militaire, principalement par la tentative de boycott de la Coupe du Monde de 78. Ce mouvement s’organisa en France en 1977. Regroupés au sein d’un comité (COBA), les opposants avaient pour objectifs d’alerter l’opinion publique sur la situation argentine, de faire pression sur les instances politiques et le mouvement sportif, en particulier les fédérations nationales et internationales de football, pour qu’ils déplacent, voire annulent, la compétition. Il s’agissait, en dernière analyse, d’isoler et de renverser le régime argentin.
Les partisans du boycott venaient d’horizon divers : outre les intellectuels, de gauche comme de droite, tels Sartre, Aragon, Domenach ou encore J.-F. Revel, on comptait dans leurs rangs des artistes, des réfugiés politiques d’Amérique latine, des organisations humanitaires et surtout des militants issus de cette constellation de partis et de courants que constituait l’extrême gauche.
Cette tentative a échouée, à gauche comme à droite , on opta pour le maintien du déroulement de la Coupe du Monde en Argentine.

Quelques faits très récents liant la France et l’Argentine dans le non oubli de la dictature


Dans la station de métro «Argentine» une plaque commémorant le 30ème anniversaire du coup d’Etat militaire a été placée le 24/03/2006, le jour même de l’anniversaire . L’inscription porte l’expression : Nunca Mas, renvoyant à la devise: « Plus Jamais, dans notre patrie, ne se reproduiront pareils événements qui nous ont fait devenir tragiquement célèbres dans le monde civilisé »
Le 14 décembre dernier l’Association des Grands-Mères de la Place de Mai a reçu le prix 2006 des Droits de l’Homme de la République Française. L’un des deux thèmes retenus par la Commission Consultative Nationale des Droits de l’Homme, était la lutte contre les disparitions forcées. Les autorités françaises ont voulu rendre hommage à la lutte incessante des Grands-Mères contre les disparitions forcées et l’impunité, et en faveur du droit à l’identité.
Le 6 février dernier, une soixantaine de pays ont signé à Paris une convention internationale «pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées». Le texte, a été préparé sous l’impulsion de la France et de l’Argentine, dont il s’agit du premier traité visant à interdire, en toutes circonstances, «la pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée»; c’est-à-dire l’enlèvement de personnes et leur détention dans des lieux secrets - souvent accompagnée de tortures - et cela quels que soient les auteurs de ces actes , qu’ils soient les agents d’un Etat (police, armée) ou tout groupe non étatique, telles milices ou guérillas.
Au mois de juin prochain, une place portant le nom : « Mères et Grand-Mères de la Place de Mai » sera inaugurée à Paris, en hommage à la lutte courageuse, infatigable et exemplaire de ce groupe de femmes. Cette place sera située dans le 15ème arrondissement, au pied de la Seine et du pont Mirabeau.
Les français qui ont aussi disparus
Dix-huit citoyens français ont disparus pendant la dictature militaire argentine. Nous voulons retenir le cas des sœurs Léonie Duquet et Alice Domon, car toutes les deux représentent la solidarité pendant ce moment tragique de l’Argentine. Les deux sœurs résidaient depuis dix ans en Argentine et appartenaient à « l’Institut de Missions Etrangères » qui avait son siège en France. Les sœurs apportaient une assistance spirituelle aux familles des disparus argentins. Alice Domon a été arrêtée le 8 décembre 1977 et Léonie Duquet le 10 par une équipe spéciale placée sous le commandement d’Alfredo Astiz ; elles ont été conduites à l’Ecole de Mécanique de la Marine (ESMA) où elles ont été torturées pour finalement être jetées à la mer depuis un avion. Les dépouilles de Léonie Duquet ont été retrouvées récemment (en juillet 2005) dans une fosse commune où avaient été enterré des corps ramenés par la mer plusieurs années auparavant. Cette découverte lève le voile sur la triste destinée des « disparus ». Ces femmes ont été jetées par avion, pendant les « vols de la mort » Ses restes ont été identifiés le 29 août 2005. Alice Domon est toujours disparue.

« Chaîne Informative est l’un des instruments que le peuple argentin est en train de créer afin de rompre le blocage de l’information. Chaîne Informative peut être vous-même. C’est un instrument pour que vous vous libériez de la Terreur et libériez d’autres personnes de la Terreur. Reproduisez cette information, faites-la circuler grâce aux moyens à votre portée : à la main, à la machine à écrire, au mimographe. Envoyez des copies à vos amis : neuf personnes sur dix sont en train de l’attendre. Des millions de personnes veulent être informés. La terreur est basée dans le manque de communication. Rompez l’isolement. Sentez de nouveau la satisfaction morale d’un acte de liberté »
(Rodolfo Walsh, Chaîne Informative, message N°4, février 1977, texte original en espagnol)
*Dessin fait par Ricardo Mosner